C’est en 1976 que Pierre Languetin entre à la BNS. Il entame une période «exaltante mais soumise à de fortes tensions», dit-il avec une paradoxale décontraction. «C’était il y a longtemps, mais mes souvenirs sont intacts», tient-il encore à rassurer, avant de préciser quelle était la nature de ces tensions.
Entre fin juin 1977 et février 1978, le cours du dollar passe de 2,46 francs à 1,79 franc. 27% en six mois, c’est une chute comparable à celle de 25%, durant le semestre qui a précédé le plus bas historique de 0,73, en août 2011. La BNS est sur tous les fronts. «Les industriels allaient se plaindre à Berne, se souvient l’ancien numéro 3. Et tout le monde se tournait ensuite vers nous.» Entre autres mesures exceptionnelles, la BNS commence notamment à conclure des opérations à terme avec les industries textile et horlogère, ainsi qu’avec le secteur du bois pour leur assurer un taux qui, à défaut d’être avantageux, est au moins stable. En vain. L’économie suisse commence à vraiment souffrir de la faiblesse du dollar.
Le 21 septembre 1978, la direction tient son point hebdomadaire à Zurich, alors que les mauvaises nouvelles s’accumulent. Les pressions politiques deviennent particulièrement pesantes. L’industrie suisse est très remontée. Plusieurs entreprises ont été contraintes de fermer des lignes de production à cause de l’évolution des cours de change. Le Conseil national aussi commence à sérieusement s’impatienter, comme le relate le rendu des discussions internes à la BNS.
Les socialistes viennent d’interpeller officiellement le Conseil fédéral. Ils veulent savoir quelles mesures concrètes sont envisagées pour préserver l’emploi. La gauche veut également savoir si Berne est prête à revoir la direction prise par la politique monétaire. Va-t-on adhérer au Serpent monétaire européen? Va-t-on rattacher le franc au mark? Prise en étau, la direction générale prépare un nouveau durcissement des mesures administratives (et discrétionnaires) contre l’afflux de capitaux.
Avant cela, il y a d’autres impératifs, la Banque nationale suisse a quelques autres menus chats à fouetter. Comme si de rien n’était, ce jour-là, avant d’évoquer la situation sur les marchés des devises et des capitaux, le directoire parle billets de banque. Selon l’extrait du PV, «le directoire approuve les croquis des billets de 10, 20, 50, 500 et 1000 francs». On se demande aussi si, en guise de test, il ne faudrait pas au moins imprimer des coupures de 50 et 100 francs. La séance du jour est aussi l’occasion pour la direction de décider… des horaires de l’agence de Bienne durant les fêtes de fin d’année. Les guichets fermeront à 15h30. Le retour aux horaires normaux est, lui, agendé au 3 janvier.
Six jours plus tard, le 27 septembre. Dans les couloirs de l’institution, un bruit circule. Le second paquet de mesures, en voie d’être lancé, ne convainc pas deux économistes de la BNS. Kurt Schiltknecht et Georg Rich craignent par ailleurs les conséquences des pressions politiques en présence. La BNS pourrait finir par être écartée du dossier franc et ils veulent éviter que soit adoptée la mesure ultime à laquelle la Suisse n’a jamais eu recours: le contrôle des changes.
Le dollar ne vaut alors plus que 1,45 franc. Le mark 75 centimes. «Certains se demandaient alors déjà quand le dollar allait atteindre la parité», sourit Jean-Pierre Ghelfi. Il faudra tout de même attendre trente-deux ans, soit décembre 2010, pour que ce seuil symbolique soit franchi.
Reste que ce jour-là, soit seulement quatre jours avant le début d’une opération qui n’est alors pas encore concrètement dessinée, les deux économistes transmettent une recommandation de trois pages à leur président, Fritz Leutwiler. Dans cette «proposition pour une amélioration du cours de change», un document de travail interne, ils y expliquent qu’étant donné que le marché des devises n’est plus en mesure de décider de lui-même de la direction des taux de change, les banques centrales devraient, elles, essayer de donner une ligne claire. Ils invitent donc leur directoire à annoncer que le cours du mark allemand sera fixé entre 0,84 et 1 franc, et que les interventions dureront jusqu’à ce qu’il remonte à 0,84 franc. «Ce genre de procédés est tout à fait courant au sein de l’institution, explique l’archiviste en chef, Patrick Halbeisen. Il est normal que des collaborateurs transmettent leurs idées à leur supérieur.»
Dans la foulée, Fritz Leutwiler convoque Kurt Schiltknecht. Le président veut savoir si l’économiste appuierait plutôt une fixation d’un objectif «nettement supérieur à 0,80 franc». Acquiescement. Le plancher est né. Le plafond, lui, n’aura jamais publiquement existé. Il est mort-né.
Le 29 du mois, à l’entame de la séance ordinaire qui accouchera formellement de la décision, Fritz Leutwiler rapporte de Washington et de New York un message qui, un mois plus tard, prendra toute son importance: la baisse du dollar perturbe aussi beaucoup les officiels américains. «Leur volonté de s’y opposer perdure», affirme-t-il. Mais il y a un obstacle: «Le Congrès, qui s’oppose à une politique monétaire restrictive.»
Rentré quelques jours avant son président «pour calmer les Suisses», Pierre Languetin témoigne, lui, de l’extrême nervosité qu’il observe dans la Berne fédérale. «Il est important de garder son sang-froid», note le numéro 3. Fritz Leutwiler trouve ces comportements «inappropriés». «Il est frappant de constater à quel point notre pays est préoccupé par l’évolution future du chômage. Chez nos voisins, qui ont pourtant un taux de chômage chroniquement plus élevé que nous, l’ambiance est autrement plus sereine», s’étonne-t-il.
D’un point de vue technique, il est prévu d’affaiblir le franc en achetant du dollar et d’autres monnaies. Mais pas directement des mark. «Les Allemands y étaient fermement opposés», souligne Jean-Pierre Béguelin. «Il est fort probable qu’ils n’aient pas été pour», croit également se souvenir Pierre Languetin. En fait, poursuit-il, le taux de change de 80 francs pour 100 deutsche mark n’était pas vraiment un plancher. «Je n’ai jamais approuvé cette terminologie», s’agace l’ancien numéro 3 de la BNS. Cet objectif servait de «thermomètre» à la BNS. «Pour savoir comment notre action fonctionnait et quand nous devrions nous arrêter», précise-t-il.
Dans la matinée du jour J, le 1er octobre, le chef de la salle des changes à la BNS vient voir Pierre Languetin dans son bureau. Il lui explique que ses collaborateurs hésitent à acheter du dollar. Ils peinent à croire à cette stratégie inédite. «Venez-les convaincre», lui dit-il. Pierre Languetin s’exécute. «Je suis resté quelques heures auprès d’eux. Je leur disais: 80 000 dollars? Achetez-les! 100 000? Allez-y!» La mécanique s’est alors mise en place. «En quatre jours, nous avons acheté environ 4 milliards de dollars», chiffre notre témoin.
En l’espace de quelques jours, le cours du mark remonte au-dessus du seuil visé. «Cela a très bien fonctionné», se félicite encore aujourd’hui Kurt Schilknecht, l’un des pères de cette stratégie. «Après quelques hésitations, le marché s’est montré convaincu que la situation allait s’améliorer. Et le trafic des capitaux s’est remis à fonctionner», témoignait-il l’an dernier dans une interview à Swissinfo.
Un mois plus tard, c’est la délivrance: comme pressenti par Fritz Leutwiler, la Réserve fédérale américaine annonce qu’elle va elle aussi acheter des dollars. Comme elle a besoin de monnaies étrangères pour en acheter, elle cherche alors à en emprunter à d’autres pays, dont la Suisse. «Vous imaginez bien que nous étions d’accord…», s’amuse encore Pierre Languetin.
Bibliography
Bloomberg News, How Volcker Launched His Attack on Inflation, Online
Bennett T. McCallum, The Concise Encyclopeida of Economics, Monetarism, Online
Kirk Lindstrom, Dow-Gold Ratio Continues Climb As ‘Civilized’ Investors Buy Equities, in Seeking Alpha, Online
<– Back to CHF history overview
See more for
1 comment
George Dorgan
2015-07-28 at 21:51 (UTC 2) Link to this comment
Paying only 0.5% would have very cheap in 1978, because inflation differences were at 7%.